A propos
Hespéris-Tamuda or the March of History
Créer une revue, c’est créer une manière d’être vivant. Mais l’homme n'étant lui-même qu'une créature, il ne suffit pas qu’il dise “sois” à une chose pour qu’elle soit. Au moment de lancer une revue, les promoteurs ne savent jamais si elle va disparaître au bout de quelques livraisons ou si elle va s’inscrire dans le temps.
Il en fut peut-être ainsi pour Hespéris. Tenue sur les fonts baptismaux par les plus hautes autorités du Protectorat français, dotée de moyens matériels nécessaires, animée par une équipe de savants qui étaient chacun dans sa spécialité une figure de proue, Hespéris, il est vrai, avait, au départ, tous les atouts pour elle. Mais il y avait aussi de fortes chances pour qu’elle fasse long feu.
Elle était trop étroitement liée, à sa naissance en 1921, à l’oeuvre du Protectorat. Le but était de continuer à mettre à nu les arcanes de la société protégée. La possession du pays passait par la possession de ses secrets. Ce travail fut d'abord mené par la Mission scientifique française depuis 1904
Ses résultats furent portés à la connaissance du public dans un périodique spécial, appelé Archives marocaines jusqu'en 1936, puis Archives berbères dont il ne parut que quelques numéros. La création d'une nouvelle revue avait pour but de regrouper les efforts et de mieux couvrir le projet colonial en voie de stabilisation au lendemain de la Grande Guerre. Le nom d’Hespéris s’imposait naturellement. C'était le terme par lequel les Grecs désignaient le Maroc antique.
Dans cette contrée foisonnante de vie et de verdure, Hercule vécut une de ses aventures. En fait, “Hesper” en grec veut dire le soir ou l'occident. C'est la traduction exacte du mot arabe “Ma Ghrib.” Jouant sur les mots, le colonisateur laissait apparaître le désir qui le taraudait de détacher le Maroc de ses racines arabo-musulmanes pour mieux le fixer dans la mouvance de l'Europe.
Très tôt cependant la revue se montra viable. La recherche scientifique objective y prit le pas sur l'entreprise coloniale. Des savants de la trempe d'un Lévi-Provençal, d'un Georges Colin, ou d'un Emile Laoust n’étaient pas hommes à se laisser entraîner en dehors de la vérité. Par ailleurs, la revue voyait le jour à un moment opportun. Elle répondait à un double besoin culturel. Du côté du protecteur, le temps était venu de passer de la recherche du renseignement ponctuel à la recherche scientifique approfondie. Du côté du protégé, il fallait se remettre en question en s'ouvrant à l’école de la modernité. Des historiens comme Abderrahmane Ibn Zaydane, Abbass Ibn brahim At-taʿarji ou Mohammed Dawud étaient au travail.
Hespéris vécut en se consacrant à l’étude du Maroc et de son environnement maghrébin et andalous. L’orientation que lui imprima l'équipe fondatrice l’a mise hors du temps imparti au Protectorat. La revue devint par sa tenue une des façades du XXème siècle marocain. Continuer d'en assumer la publication fut une des responsabilités de la Faculté des Lettres, créée au sein de l'Université Mohammed V, au lendemain de l’indépendance. Une équipe se forma où, progressivement, prirent le pas des chercheurs marocains. Le pays ayant retrouvé son unité territoriale, il fut décidé de fondre en une seule revue Hespéris qui était publiée dans l’ancienne zone française et Tamuda qui paraissait dans l'ancienne zone espagnole. De là le nouveau nom d’Hespéris-Tamuda, Tamuda étant une antique bourgade amazighe dont les vestiges sont visibles au Sud-est de Tétouan.
La cheville ouvrière de cette nouvelle étape et de cette nouvelle synthèse fut notre regretté collègue, Germain Ayache. Qui mieux que lui pouvait assurer la poursuite d'une telle publication et la maintenir à un haut niveau scientifique? Qui mieux que lui, militant anti-colonialiste réprimé pour son engagement et son combat, pouvait sauvegarder les fidélités passées et en susciter de nouvelles? Agrégé de l'université française et juif marocain fier de sa culture arabo-berbère, il a su assurer, avec ténacité et abnégation, le relais entre le temps colonial et l’ère de la souveraineté recouvrée.
Après sa mort en 1990, une autre équipe dont j’ai l'honneur de coordonner les travaux, s’est constituée pour porter le flambeau. Nous sommes la génération des continuateurs qui devons assumer le double héritage. Nous avons hérité d'une école historique doublement enracinée dans la culture andalouse et dans la tradition marocaine. Nous sommes les petits fils d’Abu-Obeid Al-Bikri ou d’Ibn Al-Khatib autant que ceux d’Ibn Abi Zarʿ ou d’Abu Al-Qasim Az-Zaïani. Mais nous sommes aussi les disciples reconnaissants de nos maîtres français et espagnols qui nous ont formés à la méthodologie moderne et nous ont fait connaître le formidable capital scientifique qui est le leur depuis Hérodote jusqu’à la production actuelle qui ne cesse d’ouvrir de nouvelles pistes à l'investigation.
Fidèles à ce double héritage, nous avons voulu que la revue soit autant un moyen de faire connaître la recherche marocaine en sciences humaines qu’un lieu de rencontre avec les chercheurs étrangers. On peut y écrire en quatre langues: arabe, français, espagnol et anglais. C'est un gage de plus pour en maintenir la tenue littéraire et la rigueur méthodologique à un haut niveau. Aussi est-elle toujours attendue et lue par la communauté scientifique internationale
D’ailleurs, la Faculté des Lettres a décidé de la republier depuis les premières livraisons. Avoir en sa possession la collection complète, c'est avoir à portée de main une sorte d'encyclopédie fournissant des données précises sur quasiment tout ce qui concerne le Maroc en particulier et l’Occident musulman en général, en matière d'histoire, de géographie, de sociologie ou de linguistique.
Grâce à elle, on peut se faire une idée détaillée et globale de la personnalité marocaine. La parabole de l’arbre à laquelle aimait à recourir feu le Roi Hassan II y trouve ses diverses justifications. Les racines africaines, l'embranchement avec la rive européenne depuis les temps reculés, les liens avec l'Orient, avant comme après l’Islam, sont attestés à longueur de pages et de fascicules. Hespéris-Tamuda est la matérialisation scientifique de cette parabole qui dit en un mot ce qu'a été le passé et ce que doit être l’avenir. Autant dire un destin, où le passé, chargé de détermination, est une garantie du futur. Tout compte fait, la page coloniale a été une sorte de bourrasque aussi violente que passagère qui nous a permis de prendre un nouveau départ dans l'histoire. Nous avons appris à nous regarder avec un regard critique. Hesperis-Tamuda est l’une des plus fécondes illustrations de cette démarche. Voilà pourquoi elle est toujours vivante. Le temps en a fait une sorte d’institution. En publiant ce numéro spécial à l’occasion du Cinquantenaire de sa création, la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, éditrice de la revue, a tenu à souligner le poids de cette institution.
Brahim Boutaleb, Hespéris-Tamuda. Vol. XLII. Fascicule unique 2007, 11-13
A l’occasion du Cinquantenaire de la création,la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat